Ceux qui me lisent savent ou auront remarqué que je n'aborde jamais le vaste sujet des entiers postaux. Non pas que cela soit inintéressant, je suis certain que c'est une collection passionnante. Mais il fallait bien que je fixe une limite au champ de ma collection, et j'ai choisi celle-là. Pour l'instant...
Cela ne m'interdit pas d'aller jeter un coup d'œil de temps en temps sur certains, pour leurs types notamment qui sont parfois spécifiques aux entiers, mais j'avoue que j'ai toujours eu un faible pour ceux revêtus d'annonces publicitaires. Je suis sensible à leurs charmes.
Il faut dire qu'il en existe de spectaculaires et de forts rares, mais leur prix est en rapport, et cela m'arrange un peu de ne pas trop m'en approcher. Ils sont tellement attractifs que je dois souvent faire un effort pour résister à la tentation qu'ils déclenchent, et y renoncer à regret. Mais je tiens bon.
Regardez ces 3 exemples courants de carte-lettre :
Pas de quoi se retourner sur leur passage !
Elles eurent beaucoup de succès auprès du public au début du XXème siècle, car elles étaient bien pratiques et pas chères, ce qui fait qu'aujourd'hui elles manquent d'intérêt pour les collectionneurs, à part quelques types, variétés ou tirages rares parfois recherchés.
Mais attendez de voir comment la pub a su les rendre attractives !
Bien avant celles-ci, de nombreuses entreprises avaient ouvert la voie en faisant figurer des annonces, imprimées à leurs frais sur ces supports publicitaires rêvés : de simples cartes postales ou enveloppes, destinées à traverser le pays et même la planète, en étant vues et manipulées par des dizaines de milliers de clients potentiels.
Certaines étaient vendues avec une réduction par rapport au prix du timbre imprimé, ou même distribuées gratuitement par des éditeurs qui s'y retrouvaient financièrement en tirant bénéfice des publicités, et/ou en commercialisant l'impression des annonces de nombreux clients. Il suffisait d'y penser.
Lorsque je vous ai dit que mon regard était parfois attiré par les plus spectaculaires, je conservais l'image dans ma mémoire des plus marquantes, ou des plus jolies. Puis je les oubliais.
C'est là où l'on se rend compte que notre cerveau est une véritable merveille : il suffit d'apercevoir une de ces images, même des années plus tard, et la connexion se fait instantanément, on la reconnait.
C'est ce qui m'est arrivé ce mois-ci, en faisant défiler sur mon écran les centaines de lots d'une vente publique extraordinaire. Et j'ai eu de la chance, car l'objet de mon article d'aujourd'hui était discrètement caché au sein d'un lot disparate comprenant quelques timbres avec un millésime, des variétés, une carte postale de Tunis, une enveloppe publicitaire. Ce qui fait que peu de collectionneurs ont dû y prêter attention.
Voici la pub qui s'était incrustée dans quelques-uns de mes neurones, il y a plus de 15 ans je pense :
Pourquoi ? Je l'ignore, mais c'est ainsi.
Vous connaissez le maté, vous ? Moi non !
Et voici que je la retrouve, un peu perdue dans ce lot, sur une jolie carte-lettre, ici dépliée :
Du coup je suis tenté, car l'ensemble proposé est relativement abordable. L'intérieur de la carte n'est pas photographié. Je me souviens vaguement que ces cartes sont rares, j'ai dû le lire quelque part, mais pas moyen d'en retrouver la trace dans mes archives. Je suis certain d'en avoir stocké une image, mais je ne la retrouve pas.
Ce qui me plait surtout pour ma collection, c'est qu'il ne s'agit pas ici d'un entier, mais d'une carte-lettre avec un timbre collé dessus, et non pas imprimé ! Sinon, je crois que j'aurais laissé passer l'affaire.
Et je m'en serais mordu les doigts.
J'hésite un peu car la vente regorge de merveilles, puis j'enchéris finalement quand même, on verra bien.
La chance étant de mon côté, j'ai obtenu le lot.
Je suis bien content sur le coup, mais surtout impatient de recevoir la carte, en espérant qu'il y a de jolies pubs au verso.
Plusieurs jours s'écoulent puis tout à coup, miracle : la mémoire me revient subitement. C'est bien entendu dans la collection d'un grand collectionneur d'entiers postaux que j'ai dû voir cette annonce, et nulle part ailleurs. Il ne peut pas s'agir de la même carte puisque celle que je viens de voir n'est pas un entier, mais cherchons quand même dans mon disque dur, cela m'intrigue.
Et je la redécouvre enfin cette pub. Ma mémoire ne m'avait pas trompé :
Edition n°31 du 1er janvier 1907
(intérieur, carte dépliée)
Cet entier a circulé entre Melun et Rémalard en février 1908.
Timbre imprimé = Semeuse maigre 10 c. rouge YT 135.
Vous remarquerez que les inscriptions "postales" sont en rouge, comme le timbre puisque le tout était imprimé dans le même temps à l'atelier de fabrication des timbres-poste. Les annonces sont en noir, comme le mot qui a été ajouté "MODERNE".
En attendant l'arrivée du recommandé, je cherche à me documenter sur ces entiers.
J'aimerais bien en voir d'autres, mais ce n'est visiblement pas facile à dénicher! Ni dans mes archives, ni sur internet : rien, pas une image. Les bouquins dont je dispose ne font que mentionner leur existence.
Tout ce que je trouve, ce sont des petites annonces que faisait paraître la société dans les journaux de l'époque, en 1906 :
Le Petit Parisien du 2 mars :
La Lanterne du 31 mars :
Le Matin du 27 décembre :
(Merci à Gallica et à Doudad)
Je fouille alors un peu plus dans la collection de Monsieur Jean Vigneron présentée sur le site internet de la fédération, et je découvre celle-ci, que j'avais oubliée, avec une Semeuse, une couleur et des annonces différentes :
Edition n°14 du 7 juin 1906
(intérieur, carte dépliée)
Cet autre entier a circulé entre Hirson et Lille en
juin 1906.Timbre imprimé = Semeuse lignée 15 c. vert avec surcharge "Taxe réduite à 0 f. 10". La même couleur verte a été utilisée pour les inscriptions et les annonces. Il n'y a pas de correspondance, et les bords ne sont pas déchirés.
J'en sais un peu plus à présent :
- l'éditeur est situé 8 rue Pilaudo à Asnières (Seine)
- le tirage de chaque édition est de 2000 exemplaires
- la disposition des pubs laisse quand même une petite place à l'intérieur pour la correspondance
- il y a l'équivalent de 20 petites cases rectangulaires, pouvant être fusionnées par 2, 4 ou 8 en fonction du format des différentes publicités choisies
- sur la verte, il est précisé : "Pour les annonces, s'adresser au correspondant principal M. Henri GODFRIN à Rumigny (Ardennes)" alors que ces renseignements manquent sur la rouge.
Voyons à présent ce qu'il en est de celle que j'ai fini par recevoir :
Edition n°15 - Date 1er août 1906
Elle a circulé d'Asnières à Paris en septembre 1906.
Timbre collé = Semeuse lignée 10 c. rose YT 129.
Publicités et inscriptions imprimées en noir, ainsi que CARTE-LETTRE "MODERNE". Les annonces intérieures sont différentes de celles de l'édition n°31 (alors qu'à l'extérieur ce sont les mêmes).
Je me décide à contacter Monsieur Vigneron pour lui faire part de ma trouvaille, et tenter d'en apprendre d'avantage à son sujet. A ma grande joie, cet éminent spécialiste n'a jamais vu de carte-lettre comme la mienne, et n'en connait qu'une seule autre, décrite comme incomplète dans le catalogue de Bertrand Sinais en 2005 :
Entier avec Timbre imprimé = Semeuse lignée 10 c. rose YT 129.
Il a circulé de Hirson à Amagne en
juin 1906.Avec peut-être bien le même cachet d'ambulant et les mêmes annonces que l'édition 31 (sur cette seule page visible).
Espérons que le collectionneur qui le conserve pourra nous lire, et aura l'amabilité de nous en faire parvenir de meilleures images.
Regardons à présent attentivement une des cases, imprimées à l'intérieur de l'édition 31 :
On y voit que l'éditeur proposait deux tarifs différents pour chacune des 20 cases publicitaires, en fonction du support choisi :
- soit sur une carte fac-similé fournie aux clients sans timbre imprimé
- soit sur une carte officielle toute affranchie = un des entiers à 10 c. YT 129 ou 135
Contre 10 ou 30 francs, l'annonceur d'une seule case, recevait 100 cartes "gratuites".
Et 20 cases correspondent bien à 2000 cartes.
Chaque édition tirée à 2000 exemplaires rapportait donc 200 ou 600 francs à la société.
- Dans le premier cas, le prix de revient comprenait celui des cartes vierges, semblables à celle-ci :
(j'ignore si elles étaient vendues par la poste ou dans le commerce,
ainsi que leur prix certainement modique)
- Dans le second, il fallait compter le prix des 2000 entiers achetés à la poste (200 francs)
Et dans les deux cas prendre en compte le coût du travail d'imprimerie, les salaires et les frais de fonctionnement de la société.
Avec 31 tirages jusqu'en janvier 1907, cela représentait une assez belle petite entreprise.
Les 3 cartes complètes que nous vous avons montrées portent toutes la même mention :
"Délivrée GRATUITEMENT, toute affranchie à MM. les annonciés"
Même celle sur laquelle un timbre a été collé pour pouvoir l'utiliser !
On comprend donc que le modèle "fac-similé" était fourni sans timbre, car sinon la société aurait été financièrement perdante si elle avait dû les affranchir elle-même avant de les distribuer.
Le prix du timbre à coller restait donc à la charge :
- soit de l'annonceur afin qu'il utilise ses cartes pour la correspondance de son entreprise, ou bien qu'il les distribue en tant que cadeaux, le but étant de faire circuler sa publicité,
- soit d'un utilisateur / expéditeur ayant reçu gracieusement une de ces cartes publicitaires, comme ce fut le cas pour la "mienne" :
En effet, ce Monsieur Arnoult était domicilié à la même adresse que le siège de la société, mais ne faisait pas partie des "annonciés". Il a donc dû recevoir la carte en cadeau de la part d'un de ses voisins. Peut-être le Docteur Mesnard qui vantait les mérites de son Maté - Kina ? Puisque lui aussi habitait ce quartier d'Asnières "Villa Pilaudo".
Mais qui a payé le timbre ? L'histoire ne le dit pas.
Je me suis aussi documenté sur ce fameux maté anti neurasthénique, qui avait retenu mon attention.
En 1900, à l'occasion du congrès international de médecine, 5 pages décrivent son origine, sa fabrication, ses mérites, que vous pourrez apprécier en cliquant sur ce lien :
D'ailleurs, si ce collègue du siècle dernier ne s'était pas offert 8 cases pour inscrire en aussi gros caractères sa publicité, ma curiosité n'aurait pas été autant titillée, et je ne l'aurais certainement pas enregistrée visuellement. Comme quoi la pub, plus c'est gros, plus ça marche !
Si nos lecteurs connaissent l'existence d'autres exemplaires de cette CARTE-LETTRE MODERNE, ils sont priés de bien vouloir nous contacter, et dores et déjà remerciés.
(cliquer sur "Aucun commentaire" ou sur mon pseudo)
!
!
!
v